8 – Le temps de la démesure
Textes : Laurent Cirelli
Illustrations : Prune Cirelli
Avant, ces marques c’était l’élégance dans ses conséquences cachées, celle des souliers, du parfum, de la voix et du parler poli à tout le monde. C’était si on veut le snobisme de la discrétion. Maintenant ces marques…
Marguerite DURAS
Comme beaucoup d’entre vous je ne suis jamais allé au rendez-vous qui se tient annuellement à Bâle et qui, prenant acte de l’enjeu hautement économique qu’est devenu l’industrie de l’horlogerie de luxe, a fini par substituer à l’appellation de « Foire » le nom beaucoup plus prestigieux de « Baselworld »… : preuve, s’il en est, que ce secteur ignore superbement la crise…
Vue d’ici, cette « grand-messe » ressemble fort à une sorte de « Toys’r Us » géant destiné aux grands enfants que nous sommes… qui se font tout petits devant les idoles incontestables que sont devenus les Patek, Audemars-Piguet et autres Rolex.
Car elles sont toutes là, alignées comme à la grande parade, dès l’allée centrale de la halle 1 qui annonce d’emblée la couleur : or, argent, platine, céramique mais aussi diamants et autres pierres précieuses qui n’hésitent plus à sertir cadrans et lunettes pour faire du garde-temps une pièce unique… le diadème des nouveaux rois du monde! Une véritable couronne au poignet !
Vu d’ici, Bâle c’est un peu Babylone à son apogée : l’opulence érigée en civilisation, une communauté comme coupée du reste du monde… et de sa réalité ! Ici en effet tout n’est que « luxe, calme et volupté » comme disait le poète, un temple dédié à la démesure de la haute horlogerie qui emprunte son adjectif qualificatif à la joaillerie pour mieux s’en rapprocher et même se confondre avec elle dans un mélange des genres parfois déroutant… Ainsi, les marques horlogères les plus prestigieuses s’affrontent dans une course à la démesure : Breguet, Audemars et autres Richard Mille ornent boîtiers et bracelets de mille feux et font scintiller aiguilles et index pour attirer une clientèle à la recherche d’émotions (très) fortes!
A ce petit jeu-là Rolex n’est d’ailleurs pas en reste qui propose le « Rainbow » serti de pierres précieuses ou la DateJust PearlMaster (« prix sur demande » j’imagine…). Les moins fortunés pourront toujours se consoler avec le Daytona en platine et céramique présenté à 60.850 €…
Mais il en va de ce « monde-là » comme de celui des grands sportifs : on ne peut que coller son nez à la vitre et applaudir, mi ébahi mi circonspect, des performances qui à forcent d’être prodigieuses finissent par détourner notre attention de l’essentiel… Car – dixit Saint-Exupéry – « l’essentiel est invisible pour les yeux » et ce qui importe assurément reste le mouvement plus que le décorum, le geste de l’horloger plus que celui du sertisseur… bref la mécanique plus que la carrosserie !
Alors, le modeste (mais heureux) possesseur d’une Omega Constellation que je suis se demande si le pèlerinage à Bâle s’impose vraiment à celles et ceux qui veulent encore voir dans la montre un rêve accessible et un signe de distinction, qui se contentent de convoiter – parfois longtemps – un « simple » Submariner 5513 ou une Ellipse d’Or en faisant durer le plaisir… de pouvoir s’offrir !