4 – Perdre son temps
Textes : Laurent Cirelli
Illustrations : Prune Cirelli
J’ai tellement besoin de temps pour ne rien faire qu’il ne m’en reste plus assez pour travailler.
Pierre REVERDY
La vitesse… quel est cet impératif qui gouverne aujourd’hui nos existences jusqu’à les entraver? Pourquoi ces vies pressées, minutées, organisées à l’extrême : pour tendre vers quoi ? Je m’en fais la réflexion chaque fois que, sacrifiant (mais comment faire autrement ?) ma vraie nature (velléitaire ô combien) sur l’autel de la modernité, j’ouvre ma « boîte mail » et me vois aussitôt sommé de répondre « asap » aux demandes qui me sont faites…
Car le temps n’est plus au délai mais à l’immédiateté, le temps n’est plus à la perte mais au gain, et l’instantanéité est devenue notre ordinaire… tellement ordinaire.
Oui… la nature a horreur du vide et mes contemporains se pressent d’en finir avec les creux de leur existence en exigeant toujours plus de présent : c’est ainsi que le passé est dépassé et l’avenir si vite obsolète… mais est-ce ainsi que les hommes doivent vivre ?
Il faudrait se souvenir de l’ennui, celui-là même que, gamin, nous redoutions tant mais qui nous poussait à construire toutes sortes de châteaux, à élaborer tant d’utopies dans des cabanes faites exprès pour ça, se rappeler des minutes qui ne passaient pas mais allongeaient le temps à l’infini… : nous étions alors immortels !
Car nous avons tous deux vies, la première, la vie « intérieure » constituée des rêves que nous faisions enfant est celle que nous nous efforçons de préserver tout au long de notre existence comme une illusion qui s’étiole, la seconde nous est assignée par le quotidien et nous la vivons dans le commerce des autres… c’est celle qui nous enjoint de faire vite, toujours plus vite, « cap au pire ».
La première, seule susceptible de nous soustraire aux ravages du temps, est celle qui, loin de nous le faire perdre, lui donne un sens parce qu’elle est nous est propre et profonde, secrète aussi; mais c’est aussi celle qui ne fait pas les affaires de ce qu’Henry Miller nommait « le temps des assassins », le temps d’un « monde goulu, affamé de matérialités, infatué de lui-même »… ce temps-là réclame toujours plus de « temps de cerveau disponible »…
Et c’est ainsi que nous avons perdu la grâce et l’immortalité au profit du contingent et de l’imminent, perdu notre âme en laissant filer nos songes comme un rien, pour gagner du temps. C’est ainsi que nous sommes devenus utiles et inconsolables.
L’heure tourne et Chronos, ce perpétuel insatisfait, saura tôt nous rappeler que notre première montre (celle que nous avions tant voulue… pour moi ce fut une Rolex !) a sonné le glas de notre liberté, asservi nos chimères au dur désir de durer. L’œil rivé sur l’aiguille nous a fait tomber de l’arbre sur la branche duquel nous aimions tant laisser filer les heures ou plutôt « perdre notre temps » comme ils disaient… Mais c’était de l’éternité que nous amassions.